Très cher frère,
Le voyage de notre tante Agathe m’offre enfin l’occasion de te donner de mes nouvelles. Je t’avoue que ce n’est pas de gaieté de cœur que je t’écris aujourd’hui. Tu me connais : je n’ai jamais eu l’habitude de tourner autour du pot. Depuis ton départ, je n’ai reçu aucune nouvelle de toi, et le temps me semble interminable. Pourtant, le simple fait de penser que cette lettre te parviendra apaise un peu mon chagrin. Une réponse rapide de ta part dissiperait sans doute mon envie de te passer un savon lorsque nous nous reverrons — n’oublie jamais que je suis ton frère aîné, et que, depuis la disparition de nos chers parents, je suis le seul à veiller sur toi, jusqu’à ce que Dieu me rappelle à Lui.
Mon très cher petit frère, j’espère de tout cœur que tu te portes bien et qu’aucun malheur ne t’est arrivé. Je ne vais pas m’attarder davantage sur le respect de la tradition familiale, ou plutôt, de la tradition ancestrale : cette tradition que nous partageons, que nous devons préserver, entretenir et transmettre à nos enfants, afin qu’ils la transmettent à leur tour. Je sais que l’on me reproche parfois mes vieilles manières, jugées trop rigides. Mais si personne n’entretient la flamme allumée par nos ancêtres, nous risquons de sombrer dans l’oubli.
D’ailleurs, c’est grâce à eux que nous sommes là aujourd’hui : il nous appartient donc de poursuivre la lignée. À trente-six ans, j’ai déjà cinq enfants, sans compter le troisième que nos aïeux ont rappelé auprès d’eux. Dieu merci, ma femme attend le prochain. Je me dis qu’il est temps pour toi aussi de songer à fonder une famille. Il va sans dire que ta future épouse devrait être de chez nous : les gens de la grande ville ne m’inspirent guère confiance. J’ai donc pensé à la fille de Yatibingui, que tu connais bien. Certes, ce vieux bougre et moi avons eu quelques différends, mais tout cela est désormais derrière nous. Sa fille a maintenant plus de dix ans, elle va à l’école et, d’après ce qu’on en dit, c’est une excellente élève. Je garde un œil sur elle pour toi. Comme le dit le vieil adage, on récolte ce que l’on sème : je sème aujourd’hui pour que tu puisses récolter demain, et je suis convaincu que cette moisson sera bonne pour toi. Crois-moi, petit frère, ce que je sème n’est pas de l’ivraie, mais du bon grain. Donne-moi tout de même ton avis sur la question : je te promets d’en tenir compte.
